Ce que dit un tableau et ce qu’on en dit
Remarques sur le langage des variables et l’interprétation dans les sciences sociales
DOI
https://doi.org/10.52983/crev.vi0.35Résumé
La distance évidente qui sépare la catégorisation statistique de la conceptualisation sociologique est souvent traitée par les sociologues comme une distance hiérarchique qui séparerait une approximation opératoire et formelle de la saisie signifiante et substantielle des phénomènes, geste suprême réservé à la sociologie. Le contenu corporatiste d’un tel programme ne devrait pas dissimuler aux sociologues son risque essentiel, celui de pratiquer l’auto-suffisance théorique d’une sociologie qui n’aurait de comptes à rendre qu’aux constats qui la confortent et qui se réserverait de porter au passif des imperfections mécaniques de l’instrument statistique ce que celui-ci ne vérifie pas des constructions conceptuelles du discours sociologique. À la limite, la signification du raisonnement statistique ne pourrait lui advenir que de l’extérieur : ce serait toujours à lui de s’amender pour mériter de servir par ses « constats illustratifs » des énoncés sociologiques qui tirent d’ailleurs leur « évidence ». De leur côté, les statisticiens ne sont évidemment pas en reste en matière d’épistémologie corporative. Accoutumés aux exigences du recueil et du traitement de l’information et sachant ce qu’il en coûte d’arriver à homogénéiser les données économiques et sociales, ils sont inévitablement enclins, pour préserver l’univocité des énonciations portant sur des constats de recensement ou de corrélation si chèrement acquis, à une défiance généralisée envers tout changement du langage d’énonciation des constats de base, autrement dit à marquer une réticence de principe envers l’interprétation conceptuelle, toujours suspecte de surinterprétation polysémique. À la limite, les « langues artificielles », comme la langue tabulaire du tableau croisé ou la langue graphique des plans factoriels, seraient les seules à ne pas déformer les énoncés d’observation et de traitement, dont l’expression en « langue naturelle » majorerait toujours le sens de manière incontrôlée et incontrôlable. Il y a pourtant un accord latent entre ces deux épistémologies coutumières lorsqu’elles atteignent leur forme limite : elles semblent bien convenir que le discours statistique et le discours sociologique diffèrent intrinsèquement par leur nature assertorique. On part ici, tout au contraire, du postulat épistémologique que toutes les conceptualisations opérées à partir de l’observation du monde historique possèdent, en tant qu’abstractions scientifiques, une pertinence empirique commune ou, si l’on veut, que les énonciations des différentes sciences sociales ne peuvent avoir qu’une seule indexation de vérité : l’observation historique par quelque méthode qu’on l’opère, même si elles diffèrent par la logique des raisonnements qui mettent en œuvre les constats issus de cette observation.
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